LE GRAND RETOUR DE NOTRE-DAME DE BOULOGNE A TRAVERS LA FRANCE (1943-1948) ESSAI DE RECONSTITUTION par Louis PEROUAS
Le 29 août 1948 s'achevait à Boulogne-sur-Mer, avec le retour au bercail des reproductions de l'antique statue de N.-D. de Boulogne un long périple qui avait sillonné la France durant un peu plus de cinq ans. Il nous a paru urgent, quatre décennies après le début, d'entreprendre une esquisse historique de cette manifestation originale, sans doute unique dans l'histoire religieuse de la France : plus de 100000 kms de routes se déroulant comme un espace sacré.
Sur le Grand Retour on peut encore interroger des millions de français, des centaines de missionnaires qui ont vécu ou animé cet événement, on peut aussi parcourir des milliers d'articles de la presse régionale ou nationale qui en ont rendu compte. Mais comment sélectionner dans une telle masse, sans risquer de biaiser la lecture du phénomène ? Il y a plus grave. Depuis deux à trois décennies, le catholicisme français a vécu une telle mutation que toute interprétation pourra paraître aux uns nostalgie d'un passé étonnamment distant, aux autres méconnaissance iconoclaste d'une expérience religieuse intense. Cette dernière réaction explique, pour une part, que les archives centrales du Grand Retour demeurent prati¬quement inaccessibles . ….. Nous ne faisons que mentionner ici l'appel aux souvenirs des missionnaires qui serviront dans le second article qui suivra celui-ci , ce genre de sources, bien différent, supposait que soit d'abord reconstitué l'historique du Grand Retour.
LE DEROULEMENT D'UN ITINERAIRE.
Que N.-D. de Boulogne, quittant Lourdes en 1943, soit, au bout de cinq ans, revenue à son point de départ, laisse supposer une sorte de préhistoire. Effectivement, on ne saurait comprendre le Grand Retour sans évoquer deux préalables, associés mais bien différents. En 1938, Boulogne allait accueillir le IVe congrès marial national-Pour y sensibiliser les populations de l'Artois et du Boulonnais, deux prêtres diocésains, Lucien Leprince et François Cartel, imaginèrent pro¬gressivement ce qu'on baptisa bientôt la Voie Ardente : conjointement des cierges contenant des parcelles de la « Sainte Chandelle des Ardents » et des reproductions moulées de la statue nautonière de N.-D. de Bou¬logne iraient parcourir le vaste diocèse d'Arras pour réchauffer la piété du peuple. Du 8 mai, date du départ de la cathédrale d'Arras, au 17 juillet, date de la montée à Boulogne, trois voies différentes sillonnèrent le diocèse, soit 2 500 kms, avec 293 étapes. Le succès dépassa tellement les espoirs que, à son tour, le diocèse de Lille voulut bénéficier de cette manifestation. A partir du 25 juin, une quatrième statue va parcourir la région lilloise et les Flandres ; au terme de 173 étapes, cette statue rejoi¬gnait les trois autres à Boulogne, le 19 juillet, pour le congrès mariai national. Ce n'est pas ici le lieu de décrire les modalités mises en œuvre lors de cette Voie Ardente. Toutefois l'équité exigeait d'évoquer ces manifestations, relatées à la fin de 1938 par Lucien Leprince, car bien des éléments constituent des germes du futur Grand Retour .
Une fois clos le congrès, l'idée surgit d'une voie mariale plus modeste qui, à travers une partie de la France, gagnerait progressivement Le Puy où devait se tenir, en 1942, le prochain congrès mariai national. En septembre 1938, Gabriel Ranson, jésuite de Lille, aidé de quelques jeunes, visite, avec la quatrième statue, 9 paroisses de la Somme. Passe la mau¬vaise saison. Au printemps 1939, la même statue parcourt les champs de bataille de 1914-1918 ; après 72 stations, elle arrive à Reims pour la Pentecôte. Bientôt ce sera la Guerre, puis la bataille de 1940. La Madone est remisée chez les Trappistines d’Igny (Marne), en attendant des jours meilleurs. En 1942, la situation empêche la tenue du congrès mariai prévu au Puy ; on lui substitue, dans cette ville, le 15 août, un rassemblement de plus de 80 000 routiers et autres jeunes ; à ceux-ci on avait demandé d'apporter une Madone très vénérée dans leur province et de faire à pieds les 40 derniers kms. Belle occasion pour relancer la pérégrination de N.-D. de Boulogne. Celle-ci, partie du diocèse de Nancy le 22 juin, tra¬verse la Champagne, la Bourgogne, l'Auvergne. Mais un obstacle se pré¬sente, la ligne de démarcation ; la statue la franchit dissimulée dans un camion de légumes. Une fois terminé le rassemblement, les autres madones rejoignent leur province d'origine, mais l'évêque du Puy suggère que N.-D. de Boulogne continue jusqu'à Lourdes.
« Pas d'équipe. Pas d'itinéraire établi... On part avec quelques compagnons de Saint-François, un peu gavroches... Le cortège im¬provisé traverse Mende, Rodez, Albi, Toulouse... Le 7 septembre 1942, Notre-Dame de Boulogne arrive, après un voyage fait de pièces et de morceaux, sur les bords du Gave... Était-ce la fin ? » .
Le 28 mars 1943, les évêques français ratifient, chacun dans leur diocèse, la consécration de l'humanité au Cœur Immaculé de Marie, prononcée par Pie XII, le 8 décembre précédent. L'évêque de Tarbes, invite à reprendre le chemin vers Boulogne, en faisant renouveler, au passage dans les paroisses, cette consécration dont on a dit qu'elle fut la charte du Grand Retour. Ce dernier nait ainsi officiellement le dimanche 28 mars.
Le Grand Retour débute d'une façon improvisée. Sans doute, le 11 avril, Mgr Salièges publiant l'itinéraire de la madone pour la semaine à venir, se souvient « des magnifiques témoignages de foi recueillis, l'été dernier, à son passage chez nous, en se rendant à Lourdes », mais n'en¬visage pas clairement la suite. Dans les mêmes jours, Mgr Théas pense que la statue arrivera à Montauban, venant du Gers. Une prise de conscience s'est faite chez les deux évêques vers la mi-avril, au vu du succès inespéré, surtout en ville de Toulouse : « La métropole a été prise d'assaut par la foule ». C'est alors qu'on décide de faire venir les trois autres statues de 1938. Le 1er mai, Mgr Théas annonce que la statue demeurera deux mois dans son diocèse et publie deux pleines pages de consignes avec l'itinéraire précis. Un tournant a été pris vers le 20 avril qui fait passer le Grand Retour d'un pèlerinage « bon enfant » à une sorte de mission paroissiale itinérante. Tout porte à attribuer ce change¬ment à l'intuition, chez les deux prélats, des possibilités d'un vaste mouvement populaire, sans qu'il soit possible de départager exactement le rôle respectif de chacun des deux.
Cette prise de conscience épiscopale n'enlève rien à l'action du Père Gabriel Ranson. A une date non précisée mais qui se situe probablement entre le 15 et 30 avril, il juge bon d'envoyer à Rome une « relation du voyage-retour de Notre-Dame de Boulogne », en réponse de quoi le Nonce à Vichy lui annonce, en date du 31 mai, l'octroi d'indulgences particu¬lières. Au-delà d'un acte de déférence envers le Pape, on a le droit d'interpréter le recours à Rome comme la recherche d'une validation pour une manifestation supra-diocésaine, au moment où n'existait pas encore de véritable instance nationale de l'épiscopat français .
Le 4 juillet, le Père Ranson disait à Mgr Théas que son diocèse « sert déjà de modèle à d'autres départements ». Effectivement l'exemple de Montauban sera peu à peu repris par d'autres diocèses : c'est vrai pour la substitution d'une sorte de quadrillage à une simple traversée du ter¬ritoire, ce qui supposait le concours simultané de plusieurs missionnaires, comme l'évêque le demande, à plusieurs reprises ; ce l'est aussi pour la messe de minuit qu'il autorise », « considérant l'impossibilité de recourir au Saint-Siège » ; ce l'est non moins dans la demande aux curés de rédiger « un compte-rendu très bref... dès le lendemain » dont le Bulletin diocésain publiera des extraits substantiels. Pierre-Marie Théas a ainsi donné au Grand Retour une physionomie qui se généralisera à travers la France. Pour le comprendre, il nous faut revenir légèrement en arrière.
Le 28 mai, une seconde reproduction de N.-D. de Boulogne prenait le départ dans le diocèse d'Albi. Il faudra attendre encore deux mois pour que le recteur de la basilique boulonnaise et les religieuses de Presly (Cher) acceptent de céder les 3e et 4e statues de 1938. Au début d'août, grâce à l'intuition toulousaine de la mi-avril, nous nous trouvons devant quatre voies simultanées, ce qui continuera jusqu'en 1948.
Reconstituer ces quatre voies demande des recherches plus minutieu-ses qu'il n'y paraît. En effet les itinéraires entre les diocèses (pour ne pas parler ici des tracés très zigzagants à l'intérieur des diocèses) sont loin d'être toujours linéaires. Certains évêchés sont visités deux fois, Dijon, Moulins, Nîmes, Viviers, Valence, Belley, le premier l'étant par deux statues différentes ; on peut y ajouter Tulle lui aussi traversé par deux voies. En sens inverse, la statue enjambe parfois de larges pans du territoire pour rejoindre des diocèses ou des régions jusqu'alors laissées à l'écart : ainsi, pour ne citer que les plus importants, de Dijon à Per¬pignan, de Paris à Pamiers, de Reims à Blois puis à Arras, de Grenoble à Nice puis à Belley, de St-Claude à Ajaccio. La carte et le diagramme ci-joints, dus au talent de Marie-Claude Lapeyre, permettent assez bien de suivre ces itinéraires qui, après coup, paraissent parfois très fantaisistes.
Sur le diagramme, on remarquera la durée très inégale du Grand Retour dans les divers diocèses. Une première explication tient à ce qu'on peut appeler « l'hivernage » général en 1943-1944, ensuite limité aux diocèses de l'Est comme Besançon, Belley et Reims. Au-delà de ce phénomène saisonnier, on découvre l'allongement progressif du séjour de la statue dans les diocèses, même si la nécessité d'en rester au décou¬page par mois risque parfois de fausser légèrement le phénomène. Alors qu’initialement le séjour oscillait entre 10 et 20 jours — parfois moins de 10 jours, comme à Mende, faute de missionnaires — il atteint assez vite un mois, puis deux mois, parfois un peu plus comme à Grenoble ou Le Mans, sans parler de Paris avec ses 4 775 000 habitants, ni des dio¬cèses parcourus en 1947 et 1948 . On doit enfin noter que deux voies ont dû se prolonger, plus précisément s'interrompre durant l'été de 1944.
Il était à craindre que l'évolution des événements militaires ne vienne troubler le programme du Grand Retour. Dès le printemps 1944, des évêques interdisent la messe de minuit. En fait les combats pour la libé¬ration de la France se firent sentir très inégalement suivant les voies. Celle de l'Est n'en fut nullement troublée ; la statue continua son périple dans le diocèse de Viviers après le débarquement de Provence. Les voies Centre et Ouest prirent la précaution d'immobiliser la statue durant deux à quatre mois, la première à l'abbaye de La Pierre-qui-Vire, la seconde dans le diocèse de Tours. La voie Maritime se trouvait la plus exposée. La ville de Nantes dut renoncer à tous ses projets et se contenter d'une réception furtive, le 25 juin, dans une paroisse de banlieue. A la fin du mois suivant, on arrêta la statue, quelques jours, à cause de la percée du front dans le Cotentin. Les événements se précipitèrent si bien que la madone se trouva prise dans la « poche » de St-Nazaire. Le récit de la traversée clandestine de la Vilaine, le 11 août, au sud de Redon, revêt une allure d'épopée où se mêlent les manœuvres des responsables pour échapper aux regards des Allemands et les chants de la foule qu'on ne peut réussir à contenir . Ce sera la seule difficulté importante. Mais ces arrêts ajoutés aux allongements des séjours faisaient que le Grand Retour prenait du retard sur le calendrier envisagé pour l'ensemble de la France.
Vers la fin de 1943, les organisateurs envisageaient que les quatre statues pourraient regagner Boulogne pour la fin de 1944. Devant le retard qui grossissait, quelques diocèses, voulant bénéficier du climat de la fin de la guerre, organisèrent eux-mêmes leur circuit marial. Avignon commença dès Noël 1943 ; durant trois mois et demi, on fit circuler la statue de N.-D. du Puy. En mai 1944, Nancy fit circuler six madones locales, durant 30 à 40 jours, soit un total d'environ 7 mois. Simulta¬nément Cambrai voulut que N.-D. de Grâce visitât le Cambrésis, ce qui ne se réalisa qu'en juillet ; opération analogue avec N.-D. du Saint-Cordon, en décembre suivant, dans l'arrondissement de Valenciennes. En 1945, Fréjus fit circuler, de mai à octobre, N.-D. de Grâces ; Amiens fit de même, avec N.-D. de Brebières, de juin à octobre 1945, puis de juillet à octobre 1946, soit un total de 7 mois. S'il ne s'agit pas exactement du Grand Retour, le mouvement en est très proche, suscite les réactions populaires analogues, profite de l'autonomie diocésaine pour allonger le circuit que ne pouvait alors accomplir N.-D. de Boulogne.
Au début de juin 1947, l'ensemble des diocèses français avait reçu la madone boulonnaise ou l'une de ses consœurs, hormis d'une part ceux de Strasbourg, Metz et St-Flour, d'autre part ceux de Lille et d’Arras qui allaient l'accueillir, tandis qu'une autre des quatre statues embarquait pour la Guadeloupe et la Martinique. Le contraste entre les deux diocèses nordiques est assez révélateur. Le phénomène d'Arras est à rapprocher de certains diocèses parcourus en 1946 et début 1947 où le Grand Retour s'allongeait nettement : plus de 3 mois à Rouen, Beau vais, Bayonne, Dax, Reims, Annecy, plus de 7 mois en Corse soit presque autant que la Seine. Pourtant Arras bat tous les records. Du 14 août 1947 au 19 août 1948, deux des statues parcoururent l'ensemble du diocèse ; il arriva même que l'une des deux dut demeurer chez les Bénédictines de Wisques, faute de paroisse demandeuse. (7)
On peut relier ce séjour extraordinairement long au nombre élevé des paroisses (environ 1 040), aussi bien qu'à l'attachement des Artésiens et Boulonnais pour « leur » Notre-Dame ; il semble aussi qu'on ait voulu faire concorder l'arrivée des deux statues à Boulogne avec le 10e anniver¬saire du IVe congrès mariai. On peut tout de même se demander si on ne tirait pas un peu trop sur la formule. C'était du moins l'avis du Cardinal Liénart qui, dans une lettre du 8 mai 1947, adressée au Père Louis Devineau, demandait un séjour relativement bref : « J'estime en effet que ce long voyage qui a commencé à Lourdes en 1943 et qui, je n'en doute pas, a fait le plus grand bien, ne doit pas se poursuivre indéfiniment Pour qu'il garde son efficacité et sa vigueur, il faut qu'il ne se transforme pas en institution permanente. Je souhaite donc que le retour de la statue à Boulogne, d'où elle est partie, soit effectif dans un délai pas trop éloigné... » . Sous ces deux conceptions du Grand Retour, celle d'Arras et celle de Lille, n'y aurait-il pas un problème à la fois d'institution et de mentalité ?
L'EVOLUTION D'UNE FORMULE
Au point de départ, à la fin de mars 1943, le Grand Retour se com¬posait seulement, semble-t-il, de trois éléments : une journée de marche durant laquelle, en priant et chantant, on tirait la remorque portant la statue ; une veillée de prière, à l'étape, dans l'église, peut-être même parfois au dehors ; une messe le lendemain matin avant de reprendre la route. A la messe ou plutôt à la veillée, la lecture commune, à haute voix, du texte de la consécration composée par Pie XII ; sans doute en distri¬buait-on déjà des exemplaires, mais on peut douter qu'on ait alors fait si¬gner le feuillet par les participants et invité ceux-ci à le déposer dans la barque mariale. Comme personnel d'encadrement, un Père jésuite et deux « routiers », souvent novices jésuites. Très vite des jeunes appartenant sou¬vent à un mouvement d'action catholique, prirent en charge la traction du « char de la Vierge », tandis que la veillée se prolongeait dans la nuit. Le 18 avril à Toulouse, sans doute déjà un peu avant, les habitants avaient pavoisé « de drapeaux, d'oriflammes, de guirlandes, de tentures » les rues que devait emprunter le circuit, tandis que les gens se pressaient, soit sur les trottoirs, soit dans le cortège même. En 20 jours au plus, le Grand Retour avait pris son caractère de grande manifestation populaire.
Cette manifestation allait s'étoffer dans le diocèse de Montauban. La simple traversée devient mission itinérante. La veillée se prolonge toute la nuit pour permettre de multiplier les confessions. Tout porte à penser qu'on établit alors un lien entre la messe de minuit et la ratification de la consécration, associant ainsi le « retour » de la statue vers Boulogne aux « retours » des pécheurs. Le 1er mai, Mgr Théas propose même aux curés : « s'ils estiment la chose possible, ils inviteront les municipalités à recevoir officiellement » la statue, ce qui évoquait un retour officiel de la France à Dieu.
Ce soulèvement populaire était dirigé par Gabriel Ranson. Celui-ci, s'il se faisait remplacer, sur le terrain, par un autre jésuite ou un prêtre diocésain, comme ce fut le cas à Montauban, assurait lui-même la liaison avec un modeste secrétariat national tenu à Roubaix par un industriel bénévole, M. Bonnel, et devait nouer les contacts avec les évêques, sur¬tout lorsqu'à partir de mai, à fortiori d'août, la voie devint quadruple. Le secrétariat de Roubaix devait envoyer les circulaires explicatives, les affiches à apposer avant l'événement, les tracts à distribuer ; bientôt il publia un livret contenant prières et chants dont on trouve mention à Périgueux dès la mi-août 1943. Ce développement, en partie lié à la formation de secrétariats diocésains, appelait que le passage de la statue soit moins éphémère.
Point n'était question de prolonger le séjour de la madone dans les paroisses visitées en plus grand nombre, soit en étape de nuit, soit en station de midi. Mais on pouvait organiser une préparation et une suite de ce passage. A Limoges, le 20 août 1943, l'évêque demande aux curés « de parler souvent, en toute occasion du passage de Notre-Dame », ce que firent beaucoup, aidés en cela par la rumeur. A Châteauneuf (Cha¬rente), le clergé organise un triduum préparatoire à l'arrivée de la statue, le 4 septembre. Cette préparation tend à se généraliser. Pour éviter que l'événement soit seulement un feu de paille, on imagine divers procédés : dans le diocèse de Bourges, à Tranzault, le 1er décembre 1943, on décide de célébrer l'octave du Grand Retour ; à la sortie du diocèse, en mai 1944, l'archevêque suggère de faire circuler de foyer en foyer, à raison d'une semaine de prière par famille, une image de N.-D. de Boulogne : « Plusieurs paroisses du Berry se félicitent d'avoir réalisé » ce prolongement.
Arrivé à ce point d'évolution du Grand Retour, il vaut la peine de nous arrêter pour regarder le déroulement d'une journée. Situons-la quelque part dans le diocèse de Moulins ou de Bourges, régions de faible pratique pascale. La paroisse s'y prépare depuis plusieurs semaines ; le curé en parle en chaire, au catéchisme ; dans les familles, on raconte les succès étonnants obtenus par la statue, à 20 ou 40 kms de là. Les femmes, quelques hommes aussi préparent des guirlandes et même un arc de triomphe pour la rue où doit passer le cortège ; on soigne particu¬lièrement la décoration de l'église. Pendant les trois jours précédents, le curé ou un prêtre voisin prêche, le soir, l'histoire merveilleuse de N.-D. de Boulogne, fait prier comme on n'avait plus guère l'habitude de le faire. Arrive le jour J. On part en groupe à la rencontre de la statue, des femmes, des jeunes filles, quelques rares hommes. A un moment, on entend le bruissement des Ave récités par la paroisse précédente ; bientôt on aper¬çoit la blanche silhouette qui, sur sa remorque, atteint deux mètres de haut. A la jonction des deux paroisses, un missionnaire, monté sur l'avant du char, fait chanter le Salve Regina à genoux, et bénit les participants avec le grand Christ. « Dès ce moment commence l'emprise de la dé¬marche de pénitence qui doit régner jusqu'au lendemain matin ». Quel¬ques-unes se déchaussent pour faire, pieds nus, la route qui conduit au bourg. Un homme, peut-être un conseiller municipal, prend la tête du cortège, portant la croix du Grand Retour. A sa suite, la foule grossit à mesure qu'on approche de la localité. Des hommes qui regardaient en curieux ce cortège original, se mettent à prier « comme les autres, sans respect humain ». En approchant de l'église, la procession passe entre les maisons presque toutes décorées. Un arrêt au monument aux Morts que la municipalité a fait orner de drapeaux tricolores ; on prie pour les prisonniers. A la porte de l'église, six hommes soulèvent de son char la statue de 160 kg, vont la déposer sur une estrade fleurie à l'entrée du chœur ; les guirlandes qui tombent de la voûte lui donnent une apparence majestueuse, tandis que des projecteurs font ressortir sa blancheur sur le fond sombre du chœur. Un missionnaire explique alors le sens véritable du Grand Retour. Puis commence une garde d'honneur formée de jeunes et de moins jeunes ; on y voit même, un moment, un groupe d'Anciens Combattants de 1914. Pendant ce temps, plusieurs prêtres confessent, tandis que les missionnaires vont se restaurer au presbytère. A 21 h., débute la veillée mariale. L'église se remplit de plus en plus ; il y avait longtemps qu'on n'avait vu pareille foule venue aussi des paroisses voi¬sines, pas même lors de la dernière mission. Un prédicateur dirige la prière, faisant alterner les dizaines de chapelet, les cantiques, les invoca¬tions : pour la paix, pour les prisonniers, pour la France, pour les pécheurs, etc... Certains hommes qui n'en avaient point l'intention se décident à se confesser ; d'autres se contentent de participer à la prière dans cette ambiance chaleureuse. A minuit commence la messe. Au moment de la communion, les assistants lisent à haute voix le texte de la consécration à Marie sur le feuillet distribué et le signent ; ils viendront le déposer dans la barque, soit au moment de la communion, soit après la messe, y joignant souvent une offrande ou un simple billet intime, du genre : « Sainte Vierge, rendez-moi mon papa ». Après la messe les deux missionnaires vont enfin dormir ; ils en ont grand besoin, depuis 15 jours qu'ils accompagnent le Grand Retour et que, dans les églises comme en plein air, ils usent leurs cordes vocales, à prêcher, à diriger la prière et les chants, à coordonner la foule. Mais la garde continue toute la nuit ; c'est tout juste si vers 4 ou 5 h., elle se réduit à quelques femmes. A 8 h., nouvelle messe avec quelques communions supplémentaires. Puis c'est l'adieu. Un cortège, plus nombreux que la veille, escorte la madone jusqu'aux limites de la commune où la statue est prise en charge par une autre paroisse qui, moins heureuse, n'aura droit qu'à une brève halte, à l'heure de midi. Nos paroissiens rentrent chez eux, fatigués mais si heu¬reux : « C'était comme à Lourdes », dira l'une des femmes.
Il serait aussi délicat que fastidieux de suivre les évolutions multiples du Grand Retour entre 1944 et 1948. Contentons-nous d'indiquer ici quelques un des éléments qui furent ou semblent avoir été majeurs. Sur le passage même de la statue dans les paroisses, on ne pouvait guère apporter d'innovations importantes. Signalons en une, mineure mais sug¬gestive : à Soissons, à Dax, à à Lille, entre autres, on fixa à la statue un manteau à longue traîne portée par des enfants. Jl semble que les équipes de missionnaires aient été renforcées, jusqu'à 5 et 6 membres, sans que leur travail en soit allégé. Au niveau diocésain, on organisa, ici ou là, de vastes rassemblements, soit surtout pour les malades, comme à Evreux et au Croisé-Laroche près de Lille, soit pour le plus grand nombre de gens : 10 000 à Buglose, pour le diocèse de Dax, le 13 mars 1947 ; 40000 à Marseille le 11 février 1945 ; 100000 au stade de Colombes dans la nuit « féerique » du 29 au 30 juin 1946.
A défaut de pouvoir rassembler de telles masses, on multiplia partout les efforts de préparation déjà amorcés avant 1945. Préparation immédiate par des triduums ou des neuvaines prêchées dans toutes les paroisses où allait passer la madone, voire dans toutes les autres, parfois aussi dans celles dépourvues de curé résidant ; l'évêché de St-Claude organisa même une enquête préalable sur fiches ; le secrétariat national fournissait lui-même des schémas de sermons, tandis que certains diocèses éditaient des manuels du Grand Retour. Préparation éloignée pendant trois mois, six mois ou plus : au plan spirituel par la récitation de millions d'Ave, par la mise en circulation de statuettes ou de croix stationnant un jour par famille ; souvent un comité local organisait ces circuits, comme il assurait aussi la préparation matérielle : confection de 5, 10, voire 45 kms de guirlandes, pose d'affiches dans les magasins, distribution d'invitations dans les boites à lettres, etc... On serait tenté de parler de préparation maximale.
Les Semaines religieuses, si elles invitent nettement à prolonger les fruits du Grand Retour, sont fort discrètes sur les réalisations concrètes. Faute de documentation, signalons seulement une entreprise nationale. En mars 1947, le journaliste Pierre Herbin lance un mensuel, Le Grand Retour . Lors du passage de la statue dans des diocèses comme Dax et Àjaccio, on recommande fort de s'y abonner. Dans cette feuille, apparemment sans lien officiel avec le secrétariat du Grand Retour, on glane des articles de Gabriel Ranson et Louis Devineau, des nouvelles des diocèses qui ont reçu la madone boulonnaise. On peut se demander si avait été bien comprise la phrase succincte du Cardinal Suhard : « Le Grand Retour n'est pas une institution, c'est la grâce qui passe » .
UN PHENOMENE DATE
Si la formule du Grand Retour a exercé une réelle emprise sur une partie du peuple français, on devine qu'elle risquait une certaine usure. En apparence, ce ne fut pas le cas puisqu'elle fut reprise, avec des variantes, dans des diocèses comme St-Flour, Limoges, Angoulême. Sur ce point, beaucoup reste à chercher ; il semble toutefois que ces reprises s'arrêtent entre 1950 et 1955, tout comme d'ailleurs le périodique de Pierre Herbin. C'est dans les mêmes années que naît le Centre Pastorale des Missions de l'Intérieur. Entre les deux, des ressemblances et des dissemblances. C'est autour de N.-D. de Boulogne que les missionnaires ont appris à se connaître et à collaborer. Mais l'initiative de Jean-François Motte visait à mettre une ville, une petite région, en marche vers une pastorale d'ensemble, à partir d'une analyse de situation. La perspective était fondamentalement différente, même si, par la suite, elle aussi prendra de l'âge.
Sans aucun doute, le Grand Retour est lié au climat des années de la fin de la guerre et de l'immédiat après-guerre. Mais ses racines pro¬fondes se révèlent bien plus lointaines. On ne peut le dissocier d'une certaine mariologie : « rien ne résiste à la Ste Vierge » répliquaient des missionnaires devant les difficultés . Il est non moins lié à la confession, cet élément d'une pastorale de la peur, selon l'analyse de Jean Delumeau, même si, dans le cas, cette peur se mêlait à l'entraînement collectif, tout comme chez les missionnaires du XVIIe siècle. Il n'est pas jusqu'à une certaine satisfaction, chez les meneurs du Grand Retour, d'avoir, après la Libération, à affronter des opposants, communistes dans la banlieue parisienne, libres-penseurs dans l'Eure ou le Lot-et-Garonne, qui n'évoque l'apparentement entre mission et croisade, manifeste dès le XVIIe siècle à l'égard des Protestants. Si le Grand Retour dépasse, par son ampleur, les missions paroissiales, il nous paraît pourtant plus lié à cette tradition post-tridentine que porteur d'une Eglise au visage nouveau. Un missionnaire qui a fait 10 000 kms de Grand Retour, nous confiait, non sans nostalgie : « c'est la plus belle période de ma vie ». Il faut avouer que, surtout dans les années de Vatican II, l'Eglise catholique, en France, n'a guère su retrouver la veine populaire sur laquelle s'était greffé le Grand Retour. A un moment où les historiens parlent tellement de religion populaire, il n'était pas inutile d'évoquer une de ses manifestations dans le catholicisme français du XXe siècle, même si le Grand Retour mérite une interprétation plus poussée, du point de vue sociologique.
L. PEROUAS Limoges